Conférence de Mme Brian – Congrès de Lisieux

La joie d’être femme, hier, aujourd’hui, demain

La joie est une attitude spirituelle fondamentale pour un chrétien : c’est un terme fréquent dans l’Evangile, et dans les lettres de Paul pour caractériser l’état dans lequel par le Christ le croyant est assuré de pouvoir se maintenir. Le mot Evangile ne signifie-t-il pas « bonne nouvelle », nouvelle de bonheur pour toute l’humanité ? N’oublions pas que la première exhortation apostolique du Pape François s’intitule la Joie de l’Evangile 
Mais comment connaître la joie dans l’épreuve, dans la situation douloureuse où nous a mises la rupture ? Cette joie ne se décrète pas, ne peut se créer artificiellement, ne se conquiert pas à la force du poignet, par l’effort de la volonté. Elle n’est pas la conséquence d’un raidissement contre l’adversité. Mais un don que l’on reçoit si on consent simplement à ouvrir les mains pour l’accueillir. Elle n’est ni le plaisir, ni le bonheur, elle peut cohabiter avec la souffrance ; elle ne l’efface pas, mais elle la transfigure.  La question est donc : comment s’ouvrir de nouveau à cette joie, qui est paix intérieure, lumière que la nuit ne parvient pas à éteindre ? Après avoir évoqué mon parcours personnel, je vous propose  essayer d’en découvrir les conditions de possibilité sur le plan humain, social, psychologique. Nous verrons ensuite comment la suite du Christ donne un sens nouveau à cette véritable « renaissance » à la joie, une joie « que rien ne pourra vous ravir ».

1 – Quelques convictions tirées de mon expérience personnelle

Si je raconte ici mon expérience, ce n’est pas pour la donner en exemple, mais parce qu’il me semble que sur un certain nombre de points, elle doit être proche de la vôtre et donc créer une proximité entre nous, c’est aussi parce qu’on ne peut réfléchir qu’à partir de ce qu’on a soi-même vécu.

-	Je me suis mariée en 1961, à 21 ans, un an avant la fin de mes études et mon entrée dans la vie professionnelle d’enseignante. Quelques nuages avaient flotté sur la fin de la longue période de fiançailles, mais je n’ai pas voulu y voir de véritables alertes. En 10 ans, 4 enfants sont nés, et cette maternité fut pour moi le plus grand des bonheurs, au sein d’une vie conjugale assez chaotique, où je n’ai jamais su dans les affrontements trouver ma juste place, entre soumission et révolte, entre illusions et lucidité, entre scènes violentes et effacement. La rupture est intervenue au bout de 21 ans, provoquée entre autres raisons par une liaison plus affichée de mon mari avec une étudiante de l’âge de nos aînés. Un des éléments déclencheurs a sans doute été la crise profonde traversée par un de nos fils qui m’a fait prendre conscience du péril où étaient nos enfants. J’avais toujours jusque là refusé l’idée d’une séparation, qui me paraissait contraire aux engagements de notre mariage, en particulier sur le plan chrétien. J’ai toujours été fortement engagée dans l’Eglise, ce que mon mari a d’ailleurs progressivement désapprouvé. Mais cette séparation m’est apparue de façon assez brusque comme la seule solution, comme un moindre mal, ou plutôt le moyen d’arrêter un processus mortifère pour tout le monde. C’est alors moi qui ai pris l’initiative, et qui, du jour où j’ai compris que la vie était de ce côté-là, suis restée inflexible. Au bout de quelques semaines, mon mari partait vivre avec la jeune fille dont il s’était fait le pygmalion, et qu’il a ensuite épousée.  
Je ne m’attarderai pas sur cette période de plusieurs années où il a fallu affronter bien des problèmes, matériels et moraux. Je veux juste retenir ce qui m’a permis de traverser la tempête et d’en sortir debout :

-	J’ai compris que j’avais fini par m’habituer à l’invivable, pour moi et les enfants, et sans doute mon mari lui-même ; à une situation absolument anormale où j’avais même accepté à certains moments la présence de cette jeune femme à la maison. Je crois en effet qu’enfermées dans certaines situations, nous ne sommes plus capables d’en faire l’analyse et que nous en arrivons à supporter (ou à imposer) ce qui ne doit jamais l’être. Rien ne justifie qu’on s’impose de vivre l’invivable, et de le faire vivre à ses enfants.

-	Cette période a représenté pour moi une véritable « traversée du désert », au sens spirituel du terme. J’ai fait en effet alors une expérience profonde de l’amour de Dieu. Jusque –là, ma foi avait en partie consisté à être fidèle à un idéal, à me conformer au modèle que mes parents et que l’Eglise m’avait inculqué. J’ai fait alors l’expérience que l’image que j’avais de moi-même et de ma vie, que je voulais sincèrement en conformité avec l’Evangile, s’était brisée, et que cependant j’étais toujours aimée de Dieu. J’ai compris que selon ce que dit Thérèse d’Avila, j’avais jusque-là été plus à l’écoute du « point d’honneur » que de l’amour inconditionnel du Seigneur. La rupture de mon couple ne signifiait en rien à mes yeux la remise en cause de la valeur du mariage, et du mariage chrétien, mais l’acceptation de mes limites, la reconnaissance d’un échec qui pouvait résulter autant du caractère chimérique de mes rêves que de mon incapacité à les réaliser, je découvrais ce qu’est l’humilité. J’avais sans doute trop compté sur mes propres forces, voulu bâtir à la force du poignet, et l’échec me faisait découvrir que tout se reçoit de Dieu, et que l’échec, quel qu’il soit, fait partie de la condition humaine, qu’il peut même être un tremplin pour un avenir qui reste ouvert. 

-	Cette expérience spirituelle, dont je vis encore aujourd’hui, plus de trente ans après, a été permise par l’accompagnement ecclésial dont j’ai bénéficié : toute la communauté chrétienne, je peux vraiment en témoigner, m’a portée dans cette épreuve, prêtres et laïcs, et jusqu’aux évêques successifs, en continuant à me faire confiance dans les responsabilités que j’exerçais déjà, et en m’appelant ensuite à des responsabilités plus importantes, jusqu’au niveau diocésain. 

-	Un autre élément m’a aidée aussi à tenir : le travail. Mon métier de professeur de classes préparatoires exigeait compétence, assiduité, capacité à garder l’esprit apte au travail intellectuel. Je ne dis pas que j’y suis toujours parvenue, mais j’ai tenu, grâce à l’amour que j’avais de ce travail, amour de la littérature, des langues anciennes, amour des étudiants dont j’avais la charge. Je me vois encore arrivant en pleurs au lycée à 8 h et en ressortant à midi toute ragaillardie du travail accompli.

-	Vis-à-vis de mes enfants, dont l’attachement n’a pas été ébranlé un seul instant, j’ai d’abord ressenti qu’ils étaient libérés du poids écrasant pour eux des crises continuelles. J’ai essayé d’être fidèle à quelques principes : favoriser le maintien de la relation avec leur père ; ne leur imposer aucune obligation liée à ma solitude ; garder le même cadre de vie. Mon fils aîné a eu une parole qui m’a servi de boussole : « Papa s’imagine qu’on peut tout recommencer, toi, tu continues ». C’est ce qui m’a convaincue pendant les premières années de racheter la maison pour que tout ne soit pas bouleversé, de garder mon nom d’épouse pour qu’il soit le même que celui des enfants,  de continuer à porter mon alliance, de ne pas couper les ponts avec ma belle famille. Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire, car toutes les situations sont différentes, je dis que cela m’aidée à m’en sortir.

-	J’ai mis longtemps à pouvoir dire dans les rencontres d’Eglise quelle était ma situation. Pendant 6 ans, je n’étais que « séparée » ; c’était plus facile à dire éventuellement, mais quand le divorce a été effectif, je ne parvenais pas à prononcer ce mot. Et puis un jour j’ai osé. Je me souviens que j’animais alors une formation sur les obsèques : en me présentant, j’ai dit que j’étais divorcée ; et j’ai recueilli aussitôt après le témoignage de femmes qui sont venues me dire merci, parce qu’elles-mêmes étaient dans cette situation et que je leur permettais de ne plus avoir honte ! Le mot est lâché : il nous faut nous débarrasser de ce sentiment de honte ; il est lié au point d’honneur dont j’ai déjà parlé. Mais il y a bien d’autres situation où un chrétien, une chrétienne ne sont pas à la hauteur de leur idéal. D’ailleurs, par nos propres forces, nous ne sommes jamais à hauteur d’Evangile. Cette situation-là n’est pas plus honteuse qu’une autre ! Il ne s’agit pas d’être irréprochable, il s’agit de se savoir sauvé par le Christ de tout mal…

-	Après plus de 20 ans d’ignorance mutuelle, et d’hostilité muette, l’apaisement a pu venir dans mes relations avec mon mari. Son second mariage fut à son tour un échec, qui le laissa totalement dépressif et désemparé. Nos enfants lui ont alors tendu la main : il est venu s’installer en Lot et Garonne, près d’un de nos fils. Au bout d’un an environ, nous fêtions les 40 ans de notre second fils. J’ai alors proposé aux enfants de l’inviter. Je leur ai dit : vous n’allez pas continuer à fêter les évènements familiaux un jour avec lui, le lendemain avec moi. Je crois qu’ils ont été heureux de cette initiative. Progressivement, l’atmosphère entre nous est devenus sereine : nous faisons les cadeaux en commun, nous allons l’un chez l’autre quand l’occasion se présente et il m’arrive même de recevoir avec lui  les deux enfants qu’il a eus de sa seconde femme. J’ai perçu que cette reprise de relation, même si elle s’est faite sur un tout autre registre que celui de la vie commune, a été une véritable joie pour les enfants. Pouvoir dire de nouveau « mes parents », jouir de leur présence ensemble a été pour eux très positif. Je crois que quel que soit leur âge, et quel qu’ait pu être le bien-fondé de la séparation, les enfants rêvent toujours de reformer le couple parental…J’ai compris surtout que le pardon était la seule voie possible. Je me suis efforcée d’abord de le pratiquer intérieurement, sans réciprocité ; puis d’en laisser les fruits se développer. Je crois qu’arriver à quitter le ressentiment est d’abord apaisant pour soi-même ; cela rend de nouveau la vie, l’avenir possibles, nous libère le l’enfer d’un passé dont le ressassement est stérile et source de souffrance renouvelée. Mais là encore, je ne veux pas poser cela en exemple, je dis seulement comment cela m’a permis d’avancer, avec bien sûr l’aide du Seigneur, sans qui rien n’est possible. Je peux dire que la joie finalement ne m’a pas quittée, elle est comme une source qui à certains moments de ma vie est devenue souterraine, mais qui a toujours irrigué ce que j’ai vécu.

2 – La joie d’être femme, y compris dans la situation de femme séparée ou divorcée

1.	Pour nous, femmes ayant vécu une rupture, s’ouvrir à la joie signifie rompre délibérément avec le statut de victime. Même si nous l’avons été, même si nous avons ressenti une injustice profonde dans ce qui nous est arrivé, il faut refuser de considérer que nous avons perdu la moitié de nous-mêmes, que nous sommes définitivement mutilées. Refuser le statut de victime, cela signifie tourner le regard vers l’avenir, au lieu de rester prisonnière du passé. Avec les moyens dont nous disposons, et je ne nie pas qu’ils peuvent parfois être singulièrement restreints par rapport à la situation antérieure, construire des projets raisonnables. Ce peut vouloir dire très simplement accepter une invitation, sortir faire une promenade, aller pour la première fois seule au cinéma, ou plus sérieusement entreprendre une reconversion professionnelle…

2.	Notre personne ne s’est pas réduite à notre statut de femme mariée, quelle que soit l’importance de ce lien, elle ne se réduit pas non plus au statut de séparée ou divorcée. On pourrait prendre des comparaisons : il est important de refuser de dire de quelqu’un qu’il est cancéreux  et de dire qu’il est atteint d’un cancer; de même une personne atteinte d’un handicap n’est pas « un handicapé » parce que ce qu’il est ne se réduit pas à cela ; un homme qui a perdu son emploi n’est pas « un chômeur », mais quelqu’un qui est au chômage.  Ce n’est pas seulement un détail de style ! Toutes ces façons de parler sont pernicieuses.  Nous ne sommes pas réduites à notre statut de séparée ou de divorcée. Nous sommes des femmes ayant vécu une rupture, ce n’est pas la même chose ! Nous restons ce que nous sommes après une séparation, enrichie d’une expérience, douloureuse certes, mais qui peut nous rendre plus fortes. C’est avec cela et non malgré cela qu’il faut envisager l’avenir. Ne pas réduire ce que nous sommes à cette situation douloureuse, mais la regarder comme un tremplin à partir duquel il est possible de rebondir. 

3.	Cela signifie essayer s’ouvrir à tout le reste de ce qui fait la vie. Plus facile à dire qu’à faire, certes, mais possible et même nécessaire, non seulement pour nous-mêmes, mais pour nos enfants si nous en avons, pour notre entourage et pour toute la société. Une séparation, un divorce ne fait pas de nous une branche morte ! Je crois que la tentation la plus grave, au sens où elle est la plus dangereuse pour nous-mêmes, est celle du repli, d’un certain enfermement, une crainte d’aller vers les autres, peut-être aussi de subir d’autres désillusions, de prendre d’autre coups. Mais il faut réagir contre cette tentation. 

4.	Il y a de la joie à être nous-mêmes, femmes dans le monde d’aujourd’hui, même si nous sommes contraintes à le vivre seule. Il y a aussi d’autres compagnonnages que la vie conjugale : les relations amicales, professionnelles, l’engagement dans le secteur associatif, ou caritatif, dans la vie citoyenne. Ceci suppose d’accepter une mutation de notre rapport à l’environnement social : il est vrai que rien n’est plus comme avant ; que recevoir des amis ou être reçues chez eux, ou sortir, voyager  avec eux n’est pas la même chose quand on est en couple et quand on est seule. Le regard des autres change, mais ce n’est pas nécessairement négatif : au lieu d’être la femme de…vous êtes vous-mêmes ! 

5.	Cette reconquête de la joie passe par notre propre fierté d’être femme, le bonheur que cela nous procure. Vivre sa féminité non comme un handicap mais comme une chance, aussi bien dans le contexte familial que professionnel ou sociétal. Vivre cette féminité, c’est prendre soin de nous. Ce n’est pas de l’égoïsme, c’est de la santé : car personne ne prendra soin de nous à notre place ! Cela ne signifie pas être dans une stratégie de séduction, mais refuser la dévalorisation de nous-mêmes, affirmer que notre personne a de la valeur, de la dignité, et que cette valeur passe aussi  par le soin de notre corps, de notre apparence. Dans les limites de nos moyens financiers, renouveler notre garde-robe, penser à nous maquiller un peu, aller chez le coiffeur, tout cela n’est pas futile : cela participe au respect que nous devons avoir de nous-mêmes et que les autres nous doivent. Je sais qu’il y a des périodes où cela exige de nous un véritable effort, mais il ne faut pas y renoncer.

6.	Notre époque porte haut la revendication de l’égalité des femmes, qui même dans notre pays est encore loin d’être acquise ! Je crois qu’en vieillissant je suis devenue de plus en plus féministe ! Non pas dans un sens provocateur et revendicatif, mais j’ai toujours davantage pris conscience des mécanismes culturels, sociaux, historiques,  qui ont maintenu les femmes dans une certaine subordination au monde organisé et dirigé par les hommes. Il faut donc œuvrer sans relâche pour faire reconnaître une égalité dans la différence. Et nous seules pouvons le faire ! Il ne s’agit évidemment pas de tenter de remplacer la suprématie masculine par celle des femmes ! ni de construire notre action contre les hommes. Mais d’œuvrer pour que soit reconnu le rôle spécifique et irremplaçable des femmes dans la société. Les femmes que nous sommes, avec l’expérience de ce que nous avons vécu de douloureux, ont un rôle spécifique dans une conquête de cette égalité qui n’est pas encore acquise, et qui passe souvent par une modification de nos propres représentations. Débusquer les préjugés, les a priori, les fausses représentations, en nous-mêmes et chez les autres, est un tâche à recommencer chaque jour. Mais elle en vaut la peine ! Savoir que cette tâche nous incombe est aussi une manière de reprendre pied, de ne pas baisser les bras.

3 – la joie de suivre le Christ


Notre foi au Christ éclaire d’une nouvelle lumière la joie d’être femme aujourd’hui, dans notre condition de femmes séparées ou divorcées.  

1.	Je voudrais d’abord remarquer que l’expérience de la foi telle que nous la décrit l’Ecriture est une expérience de rupture : Dieu dit à Abraham (Gn, 12,1) « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père » ; Jésus choisissant ses disciples leur dit « venez à ma suite » …laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent ; (Mc, 1, 17-18) ou encore s’adressant au jeune homme riche « va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres…puis viens , suis-moi ! ». 
Ainsi la vie chrétienne est-elle dès l’origine définie comme une rupture, qui invite au départ, à la route, à accepter de quitter des certitudes ou des assurances, un certain confort, pour aller vers l’inconnu, dans la  confiance en Dieu et l’espérance. Cette expérience fondamentale du chrétien rejoint toute l’expérience humaine : aucune vie n’échappe à cet appel à partir ailleurs ; toute croissance, tout accès à l’âge adulte, à l’autonomie, toute avancée professionnelle passe par un pari sur l’avenir. La vie est à ce prix. La rupture que nous avons vécue, vous et moi, même si elle est d’une nature particulière, même si elle nous a été imposée et non choisie, s’inscrit dans cette loi générale de la vie. La considérer ainsi change déjà notre regard. Nous pouvons en faire un acte de vie et non de mort ; le Christ peut en faire pour nous un acte de vie et non de mort ; une rupture qui nous arrache à ce que nous aurions voulu vivre, mais nous ouvre aussi à autre chose, à une renaissance, et ce n’est pas par hasard que c’est le nom de votre mouvement ! Il est toujours douloureux de naître…l’enfant qui sort du ventre de sa mère subit une véritable épreuve, mais elle l’ouvre à la vie. A travers ce que nous expérimentons comme un échec, une souffrance, une perte, Dieu nous appelle à un chemin de vie, à une espérance nouvelle.

2.	Je voudrais aussi insister sur la manière dont le Christ nous libère du sentiment de culpabilité. Nous disions tout à l’heure qu’il fallait rompre avec le statut de victime ; le Christ nous permet aussi de rompre avec notre statut de coupable, statut que peut-être nous nous sommes imposé à nous-mêmes ou dans lequel nous a enfermées le regard des autres ! La rupture que nous avons vécue n’est pas une punition : Jésus nous a définitivement libérés de la conception ancienne de la « rétribution » (le malheur pour les coupables ; le bonheur pour les hommes de bien) : quand les disciples demandent à propos de l’aveugle-né qui a péché de lui ou de ses parents, Jésus répond : « ni lui ni ses parents ». Le malheur n’est pas une punition de nos fautes opérée par Dieu ; le malheur de la rupture de notre couple n’est pas une punition que Dieu nous a imposée ; il peut être en partie la conséquence de certains de nos comportements, ce qui déjà n’est pas la même chose, mais il peut être aussi lié à la fragilité, au caractère tragique de la condition humaine, à l’imprévisible de la vie. Même si nous avons du mal à nous pardonner certaines erreurs, ou à les pardonner aux autres, à notre conjoint en particulier, Dieu est plus grand que notre cœur. Son pardon ouvre réellement à une vie nouvelle, il nous libère du passé. A la femme adultère, Jésus dit « Va, et maintenant ne pêche plus ». Le passé est le passé, nous n’y pouvons plus rien, comme dit encore le Seigneur : « suis-moi et  laisse les morts enterrer les morts ». Le passé est un mort qu’il faut accepter de laisser avec les morts, pour vivre de nouveau.  

3.	Cette libération apportée par le Christ est liée à la miséricorde, mais aussi à la résurrection : la lecture de l’Evangile nous montre comment Jésus rejoint les hommes et les femmes au cœur de leurs épreuves, de leurs souffrances et leur ouvre un chemin de vie. Jésus rejoint particulièrement les personnes en position de faiblesse, de fragilité, de péché : je ne suis pas venu pour les bien-portants mais pour les malades. Notre situation conjugale ne nous ferme pas à l’amour du Christ, au contraire, elle nous ouvre à sa miséricorde, et à la joie que celle-ci procure. Dans la parabole, c’est le publicain conscient de sa faiblesse et non le pharisien satisfait de lui-même qui rentre chez lui justifié. 
Il y a de la joie à voir que Jésus va ainsi remettre debout tous ceux qu’il rencontre, pourvu qu’ils acceptent de se laisser guérir par lui : c’est vrai des aveugles et des paralytiques, et même de Lazare mort depuis trois jours, c’est vrai jusqu’au dernier jour, au dernier instant, pour le bon larron sur la croix, et pour Pierre qui l’a renié trois fois. Cela continue à être vrai dans l’action des apôtres après la résurrection et la Pentecôte : A l’infirme qui mendie près de la porte dorée, Pierre et Jean ne donnent pas d’argent mais ils lui disent « lève-toi et marche ». Et l’infime, nous dit le texte, gambadait et louait Dieu, dans sa joie d’être guéri. (Ac 3,1-10). C’est la force résurrectionnelle du Christ que transmettent les apôtres et l’Eglise à leur suite. Cette force nous est transmise à nous aussi !
4.	Attardons-nous maintenant sur la joie particulière que peut nous procurer dans l’Evangile la place réservée aux femmes. Sur ce point des différences existent entre les 4 évangiles, et c’est une preuve de la diversité des approches possibles de la personne du Christ et de sa mission. Luc et Jean accordent nettement plus de place aux figures féminines (y compris à celle de la Vierge Marie) que Matthieu et Marc, ce qui peut s’expliquer en partie par les contextes différents dans lesquels ces textes ont été rédigés. Dans les 2 évangiles de l’enfance par exemple, Luc accorde à Marie la place centrale, alors qu’elle est donnée à Joseph chez Matthieu. C’est aussi chez Luc seul que l’on trouve Elisabeth, mère de Jean-Baptiste, la prophétesse Anne, la veuve de Naïn, la femme infirme guérie un jour de Sabbat, la parabole de la pièce perdue et retrouvée par une femme, les deux attitudes antithétiques de Marthe et Marie recevant Jésus. C’est dans l’Evangile de Jean que se trouve le récit des noces de Cana avec le rôle particulier qu’y joue Marie, le dialogue avec la Samaritaine, la femme adultère, le récit de la résurrection de Lazare avec de nouveau Marthe et Marie. Tous ces épisodes sont absents des autres évangiles.
D’une manière générale, nous pouvons remarquer que dans la vie du Christ les femmes occupent une place assez étonnante par rapport à la mentalité de son époque. Jésus prête attention aux femmes, ne craint d’entrer publiquement en dialogue avec elles, d’entretenir avec le groupe de femmes qui le suit dans ses pérégrinations une vraie relation de proximité et d’amitié. Dans le milieu juif contemporain c’est assez surprenant pour susciter la réprobation des bien-pensants, qui vont l’accuser de fréquenter des prostituées, car on a vite fait alors d’assimiler à une prostituée toute femme qui ne reste pas sagement à la maison ! 	
Oui, il y a de la joie à croire en un Dieu qui ne fait pas de différence entre les personnes, entre hommes et femmes, ce qui permettra l’interprétation de St Paul : « Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec; il n’y a plus ni esclave ni homme libre; il n’y a plus l’homme et la femme; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ. » (Gal.3, 27).
	Il y a de la joie à voir Jésus chercher avec insistance à entrer en contact avec la femme guérie de son hémorragie pour avoir touché son vêtement. Ce n’est pas pour la réprimander qu’il la cherche mais pour la féliciter de la foi qu’elle a mise en lui.
Il y a de la joie à voir Jésus protéger la femme adultère de la violence des hommes, les renvoyer à leur propre péché, refuser de condamner cette femme et, en ouvrant de nouveau un avenir pour elle, lui redonner sa dignité bafouée.
Il y a de la joie à lire et à relire comme un joyau le long dialogue de Jésus avec la Samaritaine. Le nombre de transgressions qu’opère Jésus ce jour-là est incroyable : d’abord, lui qui est juif, parcourt la Samarie que les juifs considèrent comme un pays idolâtre, hérétique depuis la scission (vieille de 9 siècles !) entre le Royaume du Nord et celui de Juda. Ensuite il entre en dialogue avec un habitant de ce pays, et l’évangéliste souligne bien cette anomalie « car les juifs ne parlent pas aux samaritains » ; ensuite cette personne de Samarie est une femme ; et enfin nous découvrons que sa vie conjugale est pour le moins compliquée puisqu’elle avoue 5 maris et un compagnon avec qui elle n’est même pas mariée ! En dépit (ou à cause) de tout cela Jésus lui demande à boire,  la choisit pour lui révéler le secret de l’eau vive et lui dire qu’il est le Messie ; enfin, il en fait la première missionnaire de la Bonne Nouvelle ! Il ne lui demande pas de quitter son compagnon, ne lui reproche pas sa vie passée, il la met dans sa vérité, car c’est elle qui reconnaît les failles de son existence, et il lui donne la joie qui va transfigurer cette existence imparfaite.

5.	Enfin, regardons la fin des récits évangéliques : alors qu’ils diffèrent souvent par ailleurs, y compris en ce qui concerne la Passion et la Résurrection, les quatre  évangiles s’accordent sur un point : tous notent la présence des femmes au pied de la croix, alors que tous les disciples (sauf Jean) se sont enfuis, et tous font des femmes les premiers témoins de la Résurrection (Matthieu 28 ; Marc 16 ; Luc 24 ; Jean 20). C’est là une des choses les plus étonnantes et cela ne peut pas être dû au hasard.  Et dans le groupe des femmes les 4 récits s’accordent à nommer Marie de Magdala. Il y a donc là une convergence et une insistance essentielles qui font sens pour nous. 
Si ce sont les femmes qui sont les premières à entendre l’annonce de la Résurrection, à rencontrer le Ressuscité, à recevoir la mission de transmettre l’incroyable nouvelle, c’est que Dieu les choisit pour cela. Nous percevons donc là une initiative de Dieu lui-même. Déjà dans l’Ancien Testament, le rôle joué par certaines femmes, comme  Thamar, Rahab, Ruth, Bethsabée, citées dans la généalogie de Jésus, mais aussi Rébecca, Esther, Judith, ou encore la veuve de Sarepta, soulignait le choix gratuit de Dieu, qui bouleverse l’ordre social, et même l’ordre moral, puisque certaines sont étrangères au peuple juif, d’autres pécheresses. Leur rôle est souvent lié à la transmission de la vie ou de l’alliance, ou au salut du peuple. 
Le choix des femmes comme messagères de la Résurrection se situe dans cette tradition. Comme Marie est celle par qui passe l’incarnation, la venue de Dieu dans la vie humaine, les femmes transmettent l’annonce de l’accès du Christ à une vie nouvelle, à la vie éternelle. En transmettant la nouvelle, elles aident à l’enfantement du monde à une vie nouvelle. Dans ces récits, elles passent par plusieurs étapes : le deuil d’abord, puis l’effroi, la crainte religieuse devant une manifestation divine, puis de la crainte elles passent à une grande joie, confirmée par la rencontre du Christ lui-même, et de la joie à l’exécution de la mission d’annonce qui leur est confiée. C’est ce schéma qu’on retrouve chez Matthieu pour le groupe des femmes et chez Jean pour Marie de Magdala. Luc souligne l’incrédulité des hommes face à elles : « aux yeux de ceux-ci ces paroles semblèrent un délire et ils ne croyaient pas ces femmes. » Soyons les héritières de ces femmes, capables d’accueillir l’inattendu, l’inouï de la Résurrection, capables de nous ouvrir à une « renaissance ». 


Conclusion
Après 3 ans de compagnonnage avec Jésus, les apôtres vont devoir vivre la douloureuse rupture que représente la mort de leur maître, l’échec apparent de la grande espérance qu’il avait fait naître. Dans l’évangile de Jean, Jésus les prévient : « en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez, et le monde se réjouira ; vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie….et votre joie, nul ne vous l’enlèvera. » Lui-même vit cette expérience douloureuse de la mort et de l’abandon apparent du Père pour naître à la Vie éternelle. Notre expérience rejoint donc profondément ce qu’ont vécu les apôtres et le Christ lui-même : un abandon, une mort qui sont le chemin vers la joie de la résurrection.

Soyons donc dans la joie d’être appelées par le Christ à nous lever et à marcher de nouveau vers l’avenir. Aujourd’hui encore sa force de résurrection nous relève, nous permet d’affronter les difficultés de l’existence, l’incompréhension, la solitude. Mieux, comme dans l’Evangile, parce que nous sommes baptisées en sa mort et sa résurrection, parce que nous expérimentons la force que son Esprit met en nous, il fait de nous des messagères de sa résurrection. A nous aussi, par l’Eglise, il nous est dit : quelles que soient ton infirmité, ta vie passée, tes fautes ou tes souffrances, lève-toi et marche ! A nous aussi il est demandé de témoigner de cette espérance, fondée sur la résurrection du Christ. Nous pouvons après avoir été remises debout par la force du Christ, témoigner à notre tour de cette force et aider d’autres personnes, d’autres femmes à se remettre debout. «  Soyez toujours prêts à témoigner de l’espérance qui est en vous » (1 P).
« Que le Dieu de l’Espérance vous donne en plénitude dans votre acte de foi la joie et la paix, afin que l’espérance surabonde en vous par la puissance de l’Esprit Saint » (Paul, Rm 15, 13)